Source : Le monde
Dans le pays, 52 % des filles sont mariées avant leurs 18 ans et seulement 1,3 % d’entre elles sont encore scolarisées à 16 ans.
La nuit tombe sur Juba, la capitale sud-soudanaise. Dans le studio d’Advance Youth Radio, Eva Lopa conclut Gender Talk 211, son émission hebdomadaire. Concentrée, elle salue ses invitées, une lycéenne poète et une représentante d’Okay Africa Foundation, qui viennent de discuter une heure avec les auditeurs. Les protections périodiques inabordables et le manque d’équipements sanitaires dans les établissements scolaires étaient au programme de ce rendez-vous où l’on parle de la place des femmes dans la société, de leur contribution à la lutte de libération du Soudan du Sud ou encore des règles.
Les micros coupés, la discussion continue ce soir d’octobre, car les règles, et la façon dont leur arrivée est perçue, en disent long sur le sort des filles au Soudan du Sud. « Ici, on est considérées comme mariables dès qu’on a nos règles ! », lance Kiden, d’Okay Africa Foundation, une ONG sud-soudanaise qui défend les droits des femmes. « Et les filles mariées avant l’âge, personne ne les écoute, elles n’ont pas de voix » renchérit Anek, la lycéenne.
Parfois, son ONG a même du mal à apporter son soutien car « les victimes refusent notre aide pensant que, puisque c’est la culture, c’est acceptable », déplore Kiden, qui se bat pourtant pour faire évoluer les mentalités dans ce pays où 52 % des filles ont été mariées avant leurs 18 ans (chiffre des Nations unies en 2017), et où seulement 1,3 % d’entre elles sont encore scolarisées à 16 ans contre 10,3 % des garçons du même âge (chiffre des Nations unies en 2018).
Le Soudan du Sud s’est pourtant doté d’un arsenal juridique favorable à l’égalité des sexes. La Constitution – transitoire – garantit dans son article 15 qu’« aucun mariage ne soit entrepris sans le consentement libre et entier de l’homme et de la femme ayant l’intention de se marier ». Très fort, le texte oublie quand même de poser un âge légal et se réfugie derrière un « âge mariable »…
Or, la Convention des droits de l’enfant, qui fixe cet âge légal de mariage à 18 ans, et la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination contre les femmes (Cedaw) ont beau être venues compléter ce texte fondateur, elles n’ont pas vraiment fait avancer les mentalités.
Aujourd’hui encore, « une fillette grandit ici pour devenir une épouse et une mère », résume Eva Lopa. D’ailleurs, la journaliste se souvient comment son père, le journaliste légendaire Alfred Taban, disparu en 2019, la poussait à « devenir pilote, astronaute… tout ce dont je rêvais. Ma mère, elle, s’inquiétait que je ne sache pas cuisiner et se demandait comment j’allais trouver un mari… ». Aujourd’hui, avec ses amies, Eva Lopa « anime des conversations sur le fait qu’il faut éduquer les filles et les garçons de la même manière, pour donner de l’espoir aux jeunes ».
Fondatrice de la plate-forme Gender Talk 211, Aluel Atem, se souvient que ces « espaces de soutien et de discussions en ligne » ont d’abord eu pour but de « répondre aux attaques et au harcèlement » dont certaines étaient victimes du fait de leur positionnement féministe.
Autrice d’un blog, militante de terrain et sur les réseaux, consultante pour diverses organisations dont l’United States Institute of Peace (USIP), Aluel Atem est née pendant la seconde guerre civile soudanaise (1983-2005), dans un camp de réfugiés en Ethiopie, de parents tous deux engagés aux côtés de John Garang dans le Mouvement de libération du peuple du Soudan (Splam), qui a signé l’accord de paix global en 2005 avec Khartoum, ouvrant la voie à l’indépendance du Soudan du Sud en 2011.
« Je tiens ma flamme de ma mère, qui était membre du Katiba Banat [“le bataillon des filles” en arabe]. Des jeunes femmes perçues comme des parias de la société à force de défier les stéréotypes », raconte la blogueuse pour qui cette participation des femmes à la lutte de libération « est le chapitre manquant » de l’histoire officielle du pays.
Les femmes y ont pourtant joué un rôle significatif, comme le rappelle Esther Soma, autrice d’un rapport publié en mars par l’ONG Oxfam sur la participation des femmes dans les processus de paix au Soudan du Sud. « Quand la lutte de libération a commencé, beaucoup d’hommes sont partis se battre et, si officiellement les femmes ont pris en main le foyer, certaines sont aussi allées au combat, explique-t-elle. Elles ont formé des associations humanitaires pour soutenir la rébellion et subvenir à leurs propres besoins. Une fois les négociations de paix entamées, elles ont demandé à être incluses. »
Mais là encore, la réalité ne suit pas les textes. Car si un quota de 25 % de participation des femmes au gouvernement a bien été inscrit dans la Constitution du Soudan du Sud en 2005 (passé à 35 % en 2018), il n’est pas respecté.
L’historienne Stéphanie Beswick estimait en 2001 que « l’échec relatif des pratiques traditionnelles, du fait de la guerre civile » a aussi été un facteur de transformation des rapports de genres dans le pays. Ce fut le cas du lévirat, également désigné par l’expression « Wife Inheritance » (« héritage d’épouse »). Cette pratique courante au Soudan du Sud veut que lorsqu’un homme décède, sa veuve n’a d’autre choix que d’être « remariée » à son frère ou à un autre membre masculin de la famille de son mari, qui hérite aussi des biens et des enfants du défunt.
Cette tradition, qui au départ voulait assurer « qu’une femme ne soit jamais sans mari pour s’occuper d’elle et de ses enfants » a été mise à mal dans les années 1990. Des veuves sud-soudanaises réfugiées dans le nord du Kenya, loin de leur belle-famille et livrées à elles-mêmes après la disparition de leurs maris, ont remis en cause le modèle. Ensuite, les « nouvelles cultures étrangères apportées par les ONG » se sont engouffrées dans la brèche, analyse l’historienne.
Mais il reste un long chemin car, bien qu’atténuées, ces « normes culturelles patriarcales oppressives sont toujours en place », déplore Aluel Atem, qui pointe justement du doigt le lévirat, encore largement appliqué, tout comme la polygamie et le système de la dot. Cette dernière coutume « fait que la communauté exerce un droit sur les femmes, en est propriétaire », précise-t-elle.
Calculée en bétail chez les Dinka, les Nuer et nombre d’autres ethnies sud-soudanaises, la dot est payée par la famille élargie du marié à celle de son épouse. Si cette dernière souhaite plus tard divorcer, elle doit obtenir l’aval de ses parents, oncles, frères, voire cousins pour qu’ils « remboursent » cette dot. Ce qui rend les divorces très difficiles.
Largement relayée sur Internet et dans les médias internationaux, l’histoire du mariage de Nyalong Ngong Deng, jeune fille originaire de Yirol qui avait 16 ou 17 ans en 2018, illustre à elle seule l’écart entre les normes en vigueur dans les villages et les lois du pays. La famille de Nyalong avait entamé les négociations traditionnelles en vue de son mariage et six hommes étaient en compétition pour l’épouser.
Tout cela se passait dans la sphère privée d’une famille, d’un clan avant que la publication sur Facebook d’une photo de Nyalong, détaillant les offres de dot record des différents aspirants, ne fasse scandale. Une femme « mise aux enchères de façon barbare sur Facebook » ont alors titré plusieurs sites d’information.
Eva Lopa, qui s’était d’ailleurs engagée dans la campagne pour sauver Nyalong, se souvient avoir dû affronter les défenseurs d’une certaine idée de la culture sud-soudanaise. D’ailleurs, malgré l’émotion suscitée, personne n’a empêché le mariage de la jeune fille à l’homme d’affaires Kok Alat, âgé de 50 ans, moyennant une dot de 500 vaches, 3 véhicules V8 et 10 000 dollars.
En avril 2019, suite au meurtre d’une jeune fille ayant refusé un mariage arrangé, Amnesty International avait à nouveau tenté d’attirer les regards, dénonçant « cette pratique patriarcale » qui traite les filles comme « des marchandises communautaires ».
Face à ces résistances, Victoria John Angelo, une célibataire de 27 ans, veut garder espoir. Gérante d’un hôtel-restaurant à Juba, et également en charge des activités de consolidation de la paix dans son village d’origine, Terekeka, à 80 kilomètres au nord de Juba, pour la Whitaker Foundation, c’est elle qui subvient aux besoins de ses deux frères et sœurs, de sa mère et d’une jeune femme qu’elle a sauvée d’un mariage forcé.
La jeune femme note un changement suite aux ateliers et discussions conduits dans les villages. Etant elle-même un exemple de femme indépendante, éduquée, capable de gagner de l’argent en travaillant, elle vante les mérites d’envoyer les filles à l’école plutôt que de les marier, rappelant qu’« elles pourront ainsi acheter des vaches avec leur salaire ». Une petite musique qui s’installe doucement, certes, mais où chaque victoire est un destin de femme changé.